Touchant l'amour et la jeunesse,

Touchant l'amour et la jeunesse.



PREMIÈRE HISTORIETTE.

On dit à Haçan Melmendy : « Le sultan Mahmoud a tant de beaux esclaves, dont chacun est la merveille du monde. Comment donc se fait-il qu'il n'ait pour aucun d'eux autant d'inclination et d'amitié que pour Ayâz,[238] quoique celui-ci ne possède pas une extrême beauté? » Haçan répondit : « Tout ce qui entre (litt. descend) dans le cœur paraît bien aux yeux. »
Vers— « Si le sultan a de la bonne volonté pour quelqu'un, et que celui-ci ne fasse que du mal, cela paraîtra bien. Quant à celui que le monarque rejettera, aucun des serviteurs du palais ne lui fera de caresses. »
Autres— « Si quelqu'un regarde d'un œil de désapprobation la figure de Joseph, il la dépeindra comme laide. Mais s'il considère d'un regard bienveillant un démon de laideur, celui-ci lui paraîtra un ange aux yeux de chérubin. »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

On rapporte qu'un marchand avait un esclave d'une beauté rare, et qu'il le regardait avec l'œil de l'amitié et des égards. Il dit à un de ses amis : « Quel dommage que cet esclave, avec cette grande beauté et les qualités qu'il possède, soit indiscret et impoli ! » Son ami lui répondit : « O mon frère, quand tu as une fois confessé ton amitié, n'espère plus de respect, car dès que le titre d'amant et celui d'objet aimé ont apparu, la distinction entre le maître et l'esclave a disparu. »
Vers— « Lorsque le maître se met à jouer et à rire avec un esclave aux joues de fée, qu'y a-t-il d'étonnant si le dernier se montre orgueilleux comme un maître, et si le premier supporte le fardeau des dédains comme un esclave? »
Vers— « Il faut que l'esclave tire de l'eau et façonne des briques; un esclave qui fait le gracieux, devient querelleur[239] (litt. boxeur, lutteur). »

TROISIÈME HISTORIETTE.

Je vis un religieux épris de quelqu'un ; le secret de son amour était dévoilé à la foule ; mais quoiqu'il subit des reproches et supportât des amendes, il ne renonçait pas à sa passion, et disait avec des gémissements et en s'humiliant :
Vers— « Je ne retirerai pas ma main du pan de ta robe, quand bien même tu me frapperais d'une épée tranchante. Je n'ai pas d'autre asile ni d'autre refuge que toi ; si donc je m'enfuis, je m'enfuirai près de toi. »
Un jour je lui adressai une réprimande, et lui dis : « Qu'est-il donc arrivé à ta précieuse intelligence, pour que ta vile concupiscence l'ait subjuguée? » Il se plongea quelque temps dans ses, réflexions, et répondit :
Vers— « Partout où le souverain de l'amour est venu, il n'est plus resté de place à la force du bras de l'abstinence. Comment vivrait-il avec une robe propre, le malheureux qui est tombé jusqu'au collet dans un bourbier? »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Quelqu'un avait perdu tout pouvoir sur son propre cœur et avait renoncé à son âme. Le spectacle favori de ses regards était un endroit dangereux et un précipice mortel, non une bouchée dont on pût présumer qu'elle s'offrirait à son palais, ni un oiseau qui pût tomber dans son filet.
Vers— « Quand ton or n'entre pas dans l'œil de l'objet de ton amour (c'est-à-dire, ne te le rend pas favorable), l'or et la poussière te paraissent semblables. »
Les amis de cet homme lui dirent, par manière de conseil : « Garde-toi de cette pensée absurde; car de nombreux individus sont faits captifs et enchaînés par le même désir que toi. » Il se lamenta et dit :
Vers— « Dis : O mes amis, ne m'adressez pas de conseils, car mon œil épie ses volontés (de l'objet aimé). Les hommes belliqueux tuent leurs ennemis par la force du poignet et de l'épaule, comme les belles tuent leurs amis. »
Ce n'est pas la règle de l'amitié, de détacher son cœur de l'affection que l'on doit à son amie, par sollicitude pour sa propre vie, et de retirer ses yeux de la vue des belles.
Vers— « Toi qui penses à toi-même, tu prétends faussement à la qualité d'amant. S'il n'est pas possible de parvenir près de l'ami (Dieu), c'est le devoir de l'amitié de mourir à sa recherche. »
Vers— « Je me lève, puisqu'il ne me reste plus d'autre parti à prendre, quand bien même l'ennemi devrait me frapper à coups de flèches ou de cimeterre. Si ma main peut parvenir à saisir le pan de sa robe (ce sera très bien); sinon, je m'en irai mourir sur son seuil. »
Les adhérents de ce personnage, qui étaient pleins de sollicitude pour ce qui le concernait et de compassion pour son sort, lui donnèrent des conseils et le chargèrent de liens ; mais le tout fut inutile.
Vers— « O douleur ! le médecin ordonne l'aloès, et à cette âme avide il faut du sucre. »
Vers— « As-tu entendu rapporter ce qu'un beau garçon dit en secret à un individu qui avait perdu tout empire sur son propre cœur (c'est-à-dire, qui était amoureux)? Tant que tu auras quelque estime pour toi-même, de quelle estime pourrai-je jouir à tes yeux? »
On dit au fils du roi, qui était le but des regards de cet individu : « Un jeune homme d'un bon naturel et très éloquent reste continuellement chaque jour à l'extrémité de cette place. Nous entendons de sa bouche des discours agréables et des maximes merveilleuses ; nous savons qu'il a dans sa tête de la folie et dans son cœur de l'amour; car il paraît tout insensé. » Le jeune prince connut que cet homme avait de l'attachement pour lui, et que son malheur avait été causé par lui. En conséquence, il poussa son coursier vers l'endroit où il se tenait. Quand le jeune homme vit que le prince avait l'intention de venir le trouver, il pleura et dit :
Vers— « Celui-là qui m'a tué s'est présenté de nouveau devant moi ; probablement que son cœur a eu pitié de sa victime. »
Quoique, le prince lui fit des caresses et lui adressât des questions, lui demandant : « D'où es-tu, quel est ton nom et quel art connais-tu ? » Le jeune homme était tellement submergé au fond de l'océan de l'amour, qu'il n'eut pas la force de dire un seul mot.
Vers— « Quand bien même tu saurais par cœur les sept parties du Coran, lorsque tu es troublé par l'amour, tu ne sais même plus dire :alif bâ. »
Le prince dit : « Pourquoi ne me parles-tu pas? Car je suis aussi de la confrérie des derviches; bien plus, je suis leur esclave. » Alors, tant était puissante l'influence qu'exerçait sur lui la familiarité de l'objet aimé, le jeune derviche souleva sa tête au-dessus des flots agités de l'océan de l'amour, et dit :
Vers— « Il est étonnant que je conserve l'existence en même temps que toi; que tu viennes pour me parler et qu'il me reste encore la parole. »
Cela dit, il poussa un cri et livra son âme à Dieu.
Vers— « C'est une merveille que l'homme qui n'est pas tué à la porte de la tente de l'ami ; c'est une merveille de savoir comment l'homme vivant a tiré son âme saine et sauve. »

Commentaires

  1. Le grand Saadi nous apprend ici beaucoup des choses, au plaisir de le lire

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