LE HERON, L’écrevisse et les poissons

 




Un héron, demeurait sur le bord d’un étang et faisait un grand butin de poissons, dont il pêchait chaque jour ce qui lui suffisait pour sa subsistance, et de cette manière il passait sa vie avec touts les commodités et tout le plaisir imaginables. Il l’a continua plusieurs années ; mais enfin, parvenu à une grande vieillesse, ses forces diminuèrent considérablement et il s’aperçut qu’il n’avait plus la même agilité pour pêcher qu’il avait autrefois. Effrayé de cette disgrâce :

« infortuné que je suis, dit-il en lui-même, mes ans sont écoulés et ne retourneront plus. Ne devrais-je pas dans la force de mon âge connaître mieux le bon usage que j’en devais faire et amasser dès lors de quoi vivre dans ma vieillesse ? Présentement les forces me manquent absolument et je ne suis plus propre à rien. Il faut vivre cependant ou m’attendre à mourir de faim. Ne pourrais-je pas trouve quelque moyen de suppléer au défaut de ma vigueur passée ? »

Il faisait ce raisonnement sur le bord de l’étang, fort triste et fort mélancolique, et il était en cette dernière pensée lorsqu’une écrevisse, qui l’avait aperçu s’approcha de lui :

« Ami, lui dit-elle, vous voilà bien triste et rêveur ! Peut-on vous demander quel sujet vous avez de n’avoir pas l’air gai et content ?

Le héron profita de cette demande et inventa en même temps une fausse nouvelle : « Comment voulez-vous, répondit-il à l’écrevisse, que je ne soit pas triste, ou plutôt comment voulez-vous que je ne meure pas de chagrin ? Vous savez que le bonheur de ma vie consistant à pêcher chaque jour un certain nombre de poissons, dont je vivais sans leur faire un trop grande persécution, parce que j’avais le retenue de n’en pas prendre au-delà de ce que j’en avais besoin. Mais un de ces jours, deux pêcheurs qui passaient le long de cet étang s’entretenaient de la grande qualité de poissons qu’il renferme et disaient qu’il fallait y remédier ; l’un des deux ajoutait : il y a plus de poissons dans cet étang que dans celui-ci ; nous viendrons à ce dernier quand nous aurons vidé celui-là. Si cela arrive, continua le héron, c’est-à-dire qu’il faut songer à sortir de ce monde et me résoudre à subir bientôt la mort.

L’écrevisse, épouvantée de cette nouvelle alla sur le champ l’annoncer à tous les poissons de l’étang, qui eu eurent la grande alarme. Dans leur consternation, ils vinrent tous au héron, conduits par l’écrevisse, et l’un d’eux pris ainsi la parole :

« L’écrevisse que voici, dit-il, nous a annoncé une nouvelle qu’elle a apprise de vous et qui nous jette dans la dernière affliction. Plus nous nous efforçons de chercher comment nous pourrons parer le coup, plus nous sommes dans l’irrésolution, et nous venons à vous pour vous supplier de nous aider de votre conseil. Il est vrai que vous êtes notre ennemi ; mais un ennemi sage comme vous l’êtes ne refuse pas d’écouter ses ennemis lorsqu’ils ont recours à lui, surtout dans une affaire comme celle-ci, où il a quelque intérêt ; vous tomber même d’accord que notre conservation dépend de la nôtre. C’est pour cela que vous n’hésitons pas de vous demander ce que vous croyez que nous pouvons faire pour éviter le mal dont nous sommes menacés.

- Le rapport qu’on vous a fait, répondit le héron dissimulé, est très véritable. J’ai entendu moi-même la nouvelle de la bouche des pêcheurs, et autant que j’ai pu juger au ton dont ils parlaient, rien n’est capable d’empêcher qu’ils n’exécutent leur résolution. J’ai pense avec soin au remède que l’on pourrait y apporter, mais je n’en vois pas d’autre que celui que je vais vous proposer : il y a dans le voisinage un autre étang dont l’eau est la plus nette let la plus claire que l’on puisse voir, jusque-là que l’on distingue tous les grains de sable qui sont au fond quoique les plongeurs les plus habilles ne puissent pas y arriver ; les pêcheurs n’y louchent aussi jamais, parce qu’il n’y a pas d’issue pour en faire écouler l’eau. C’est justement la retraite qu’il vous convient. Trouvez seulement le moyen de vous y faire transporter, et vous passerez le reste de votre vie tranquille et le plus agréablement du monde.

- Votre conseil est admirable, dit le poisson qui avait déjà parlé, nous vous en sommes obligés ; mais nous ne pouvons passer à l’étang que vous dites si vous ne voulez nous secourir en cela et nous prêter votre assistance.

- Je ne refuse pas, répartit le héron, d’employer le peu de forces qui me restent pour vous obliger en cette occasion. Convenons donc de la récompense que vous ne donnerez et hâtons-nous de faire diligence. Il est à craindre que les pêcheurs ne viennent et que leur arrivée ne rende nos résolutions inutiles si nus ne profitons du temps.

Les poissons le prièrent avec insistance et les larmes aux yeux de ne pas les abandonner. L’accord se fait enfin de part et d’autre, et le héron se chargea d’en prendre chaque jour ce qu’il pourrait et de les transporter à l’étang qu’il leur avait marqué. Ainsi il se présentait le matin chaque jour, et les poissons venaient à lui en foule. Il en prenaient autant qu’il voulait et les transportait dans un bocage voisin, où en mangeait une partie et faisait magasin des autres pour sa provision. Chaque fois qu’il retournait à l’étang, il trouvait les poissons assemblés qui se pressaient à qui seraient transportés les premiers, et son plaisir était de voir comment ils se hâtaient d’arriver eux-mêmes à leur perte. De là il est aisé de remarquer avec quel aveuglement ceux qui se fient trop facilement à leurs ennemis se jettent eux-mêmes dans le précipice.

Au bout de quelques jours, l’écrevisse qui avait aussi une forte envie d’être transportée au nouvel étang, se présenta et supplia le héron de la prendre. Il s’approcha d’elle, et après l’avoir prise sur son col, il la porta non pas à l’étang, mais au cimetière des poissons. L’écrevisse aperçut de loin les arêtes des poissons et compris d’abord la trahison et la fourberie. Qui connaît, dit-elle en elle-même, que son ennemi va lui ôter la vie et ne le prévient pas quand il a la puissance de le faire, devient homicide de soi-même. S’il fait succomber son ennemi, il s’acquiert une gloire immortelle dans la postérité ; s’il succombe, la postérité l’excuse et le loue d’avoir fait voir qu’il ne manquait pas de courage. En achevant ce raisonnement, l’écrevisse se colla au col du héron et le pinça si vivement de ses serres qu’elle n’eut pas de peine à l’étouffer. Il tomba du haut de l’air en terre, où l’écrevisse ne le quitta point qu’il n’eût perdu tout mouvement ; enfin quand elle vit qu’il était mort, elle lâcha prise et retourna à l’étang en grande diligence.

Là, en présence du reste des poissons étonnés de la revoir et qui
s’assemblèrent autour d’elle, elle fait l’oraison funèbre des amis et des camarades qu’ils avaient perdus et les consola en même temps de cette perte en leur faisant connaître le danger dont ils étaient délivrés par la vengeance qu’elle avait prise de leur ennemi commun. Les poissons regrettèrent les morts comme ils le devaient et détestèrent la perfidie du héron ; mais ils eurent deux grands sujets de joie, l’un de ce qu’ils vivaient et l’autre de ce que leur ennemi mortel n’était plus.

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