LES DEUX PIGEONS




Deux pigeons s’aiment au point de n’avoir que le même nid pour demeure, et la provision de grains et d’eau qu’ils y avaient en abondance leur faisait préférer ce genre de vie retirée à toutes les délices du monde, qu’une résolution réfléchie et appuyée sur de puissants motifs de retraite les avaient déterminées à l’abandonner. L’un se nommait Bazendeh et l’autre Nevazendeh. Unis par la caractère et les mêmes inclinations, ils passaient des jours heureux : chaque aurore voyait croître leur amour et était le témoin du serment qu’ils se faisaient mutuellement de ne se séparer jamais.

Cependant le temps, qui détruit tout, parut être jaloux de la durée d’une union si intime et leur apprit qu’il faut se défier des résolutions les plus fermes. Bientôt succédèrent à l’amitié la plus tendre l’indifférence et le dégoût de n’habiter toujours le même lieu. Ces idées, longtemps combattues, mais sans succès, forcèrent enfin. Bazendeh a déclaré à son ami le sujet de sa mélancolie :

« Ma chère âme, lui dit-il, prétendons-nous passer toute notre vie dans ce nid comme dans une prison ? Pour moi, je ne puis vous cacher que j’ai le plus vif désir de voyager et de voir un peu le monde. Je conçois qu’en le faisant, je verrai beaucoup de choses extraordinaires qui, en m’instruisant me procureront de l’expérience. Le sabre n’est pas destiné à rester dans son fourreau, mais pour agir dans les combats, et la plume ne met pas au jour tant de belles productions d’esprit en demeurant dans son étui, mais en faisant son chemin sur le papier. Le ciel, qui est toujours en mouvement, est à l’endroit le plus élevé de l’univers ; la terre, qui est dans un repos continuel, est foulée aux pieds des hommes et des animaux. C’est dans les voyages enfin que l’on s’instruit et que l’on acquiert de l’honneur, des richesses et de la vertu. »

Nevazendeh n’était nullement touché de la passion qui obligeait Bazendeh à lui tenir se langage :

« Cher et inséparable Bazendeh, reprit-il, il m’est aisé de juger par ce que vous me dites que vous n’avez pas éprouvé les peines que l’on souffre dans les voyages ni les fatigues qu’il faut essuyer dans les pays étrangers, et vous ignorez sans doute la maxime très véritable qui dit que les voyages ne sont semés que d’afflictions et de chagrins inévitables, et une autre qui porte que la séparation avec ce qu’on aime (je suppose que vous êtes dans le même cas) affecte le cœur et ôte toute espèce de repos. Le beau plaisir de se trouver à la fin de chaque journée, sur le bord d’un chemin, saisi de crainte et de frayeur !

- Je ne nie pas, répondit Bazendeh, que l’on ne souffre en voyageant ; il n’y a de la fatigue à essuyer, j’en conviens, mais on en est bien récompensé par le plaisir que l’on a de passer de province en province et de voir tous les jours quelque chose de nouveau et d’extraordinaire. On se fait à la fatigue, et pendant que l’on est occupé des choses que l’on remarque, on est peu sensible à ce que l’on souffre.

- A la bonne heure, reprit Nevazendeh, voyagez par le monde, voyez-en toutes les beautés, mais que ce soit en la compagnie de vos amis ! On ne peut goûter de vrai plaisir, même en voyant les plus beaux objets, lorsqu’on est éloigné de ses amis intimes et de ses parents ; c’est absolument ce qui en peut pas être. C’est aussi ce qui a fait dire que la séparation d’avec ses amis est une image de l’enfer ; mais l’on peut encore dire avec plus de raison que l’enfer est l’image de tout ce que fait souffrir l’absence. Ainsi, puisque par la grâce de Dieu, vous avez de quoi vivre largement et une demeure commode, contentez-vous de votre bonheur, ne vous abandonnez pas si facilement à la passion mal réglée qui vous entraîne et demeurez dans l’état où vous êtes.

- La pensée de notre séparations, répliqua Bazendeh, ne doit pas si fort vous alarmer. L’on trouve des amis autant que l’on veut, et l’on n’en a pas sitôt perdu un qu il est aisé d’en retrouver un autre. Vous avez sans doute entendu ce qu’un poète dit là-dessus en ce sens « ne vous attachez pas trop à aucun ainsi ni à aucun pays ; les hommes sont en si grand nombre qu’il n’en manque pas, et la terre et la mer sont d’une vaste étendue ».
Si ce raisonnement ne vous satisfait pas, prenez la chose d’un autre sens, et considérez que l’absence n’est pas fâcheuse à un point qu’elle n’ait encore ses douceurs, et que les plaisirs d’amitié et même de l’amour les plus satisfaisants ne sont pas tous renfermés dans la possession de ce que l’on aime.

A ce discours Nevazendeh s’écria :
« ah ! Bazendeh ! Vous trouverez des amis en voyageant, je l’avoue, mais ce seront des amis passagers, et ils seront amis qu’autant de temps que vous serez ensemble. Je vois bien pourquoi vous vous obstinez si fort à vouloir voyager, sur quelque apparence de plaisir et de satisfaction que vous entrevoyez : c’est que vous n’avez pas encore senti ce qu’il en coûte pour se séparer d’un véritable ami. Je ne puis m’empêcher de vous répéter que rien au monde n’est plus fâcheux que d’abandonner son pays et ses amis ; et que, sans parler de la difficulté des chemins, l’on s’exposer à mille accidents et à mille dangers. Rendez-vous donc aux vœux d’un ami qui vous chérit et qui veut vous éviter le repentir que vous causera infailliblement l’exécution d’un dessein dont l’issue ne peut que vous être funeste.

- Cela passe votre connaissance, interrompit Bazendeh ; cessez de me parler davantage des peines et des fatigues que l’on souffre dans les voyages. Il faut les avoir essuyés pour savoir ce que c’est que de vivre et pour acquérir un esprit mur. Ne savez-vous pas que la viande crue ne se cuit qu’à force d’être tournée et retournée devant le feu ?

- Je vois bien, dit encore Nevazendeh, que vous êtes résolus de vous éloigner de moi et que la considération d’une amitié aussi ancienne que la nôtre n’est pas capable de vous arrêter. Vous devriez cependant écouter le conseil d’un sage qui dit qu’il ne faut jamais se détacher d’un vieil ami pour se donner au premier venu dont on ne se trouve jamais bien. Mais vous voulez voir d’autres pays pour suivre la maxime pernicieuse de ceux qui ne flattent et disent que chaque nouveauté a sa douceur et son plaisir particulier. Puisqu’il n’est pas possible que les conseils que je vous donne avec tant de chaleur échauffent la froideur de votre cœur insensible, il est inutile de vous parler davantage. Souvenez-vous seulement de ce que je vous prédis : que la fin de votre voyage ne sera pas heureuse, que vous vous repentirez de l’avoir entrepris, et, ce qui m’afflige le plus, que votre repentir sera accompagné de chagrins et de mortifications très sensibles.

La contestation finit en cet endroit ; les deux pigeons s’embrassèrent et versèrent des larmes en se disant adieux, et Bazendeh se sépara et partit. En ce moment, Nevazendeh ne put s’empêcher de dire : mon ami s’éloigne de moi en me donnant le coup de la mort. Tout le monde redoute la nuit de la mort, et moi j’abhorre le jour d’un départ.

Bazendeh, qui n’était pas encore assez éloigné pour ne pas entendre ces paroles, n’en fut pas plus touché que des conseils qu’il avait pas voulu écouter. Il prit son vol et s’éloigna en s’élevant dans l’air. Il vola longtemps par d’agréables campagnes qui le divertirent, et vers la fin du jour il alla se poser dans un jardin qui était à l’abri d’une haute montagne, dont la verdure, les eaux et l’émail d’une grande variété de fleurs faisaient un spectacle admirable. Cela lui plut extrêmement, et il admira le tout dans le détail avec beaucoup de satisfaction.

Après que le soleil fut couché, lorsque les ténèbres commencèrent d’obscurcir l’horizon, il se posa sur un des plus beaux arbres du jardin, qui semblait être une greffe du toba(1) du paradis terrestre, dans l’intention d’y passer la nuit tranquillement. Mais il eut à peine le temps de se remettre de la fatigue du chemin qu’il venait de faire qu’un vent impétueux couvrit tout à coup de nuages épais l’air, qui était auparavant fort serein. Les éclairs et le tonnerre qui suivirent interrompirent le repos dont l’univers commençait de jouir, et Bazendeh, effrayé du bruit et de voir l’air en feu, fut encore assaillit d’une grosse grêle, de sorte que loin de dormir il était fort embarrassée de sa contenance pour se garantir du danger où il était. Il changeait de place à chaque moment pour se faire un abri de branches et de feuilles contre la grêle et la pluie ; cela ne lui servait presque de rien, et l’orage augmentait toujours avec un vent véhément et une plue si forte qu’elle semblait menacer d’un second déluge. Il essuya tout ce mauvais temps, qui continuant jusqu’au matin. Au plus fort d’un temps si fâcheux, il rappela son nid en sa mémoire et il regretta la compagnie de son ami Nevazendeh.

« Ah ! disait-il avec de profonds soupirs, si j’avais cru devoir tant souffrir en me séparant d’avec vous, jamais je ne m’en serais éloigné d’un seul moment. »

La nuit disparut enfin, et dès qu’il fit jour, Bazendeh reprit son vol, mais il était incertain s’il retournerait à sa demeure ou s’il poursuivrait son voyage. Ile ne s’était pas encore déterminé lorsqu’il aperçut un faucon, qui en cherchant sa proie, avait déjà jeté un œil sur lui et fendait l’air d’une vitesse et d’une force incroyable pour le saisir entre ses griffes, dont il était aussi sûr que si elles eussent été de fer.

A cet objet, il serait difficile d’exprimer de quelle frayeur Bazendeh fut frappé. Il ne savait plus où il en était ; toute grande qu’était alors la lumière du jour, ses yeux ne voyaient que des ténèbres, et il lui semblait que le monde était une prison pour lui : les forces lui manquaient enfin, et il tremblait comme la feuille tant il craignait de perdre la vie. En effet, parmi les faibles oiseaux, c’est un terrible embarras que d’être poursuivi par un faucon. En ces moments si pressants, il se souvins encore des sages conseils de Nevazendeh, mais avec la mortification la plus sensible que l’on puisse imaginer, et cela le jeta dans un abattement à demeurer immobile et à ne rien faire pour se sauver. Il fit néanmoins un effort avec des vœux et une promesse solennelle, s’il pouvait sortir heureusement du danger qui le menaçait, de ne plus considérer son cher Nevazendeh que comme un élixir qui l’aurait retiré de l’anéantissement et de n’avoir jamais la pensée de voyager une autre fois. Il poussa encore sa protestation plus loin : il fit serment de ne jamais prononcer le monde de voyage tant qu’il vivrait et de ne faire jamais le moindre pas pour s’éloigner de son nid s’il pouvait une fois y arriver. Et cette résolution parut avoir contribué à le tirer d’un pas si dangereux. 
     

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Rencontre avec l'écrivain Djiboutien, Houssein barkat Toukaleh

La mentalité nomade, par dr Omar Osman Rabeh

Niman, le lycéen